Pauline Frileux
Le plessage était un mode de gestion de la haie paysanne qui consistait à plier des rameaux après les avoir entaillés à la base d’un coup de serpe bien maîtrisé, puis à les tresser solidement autour de piquets. Cette conduite permettait de régénérer une haie, produire du bois de chauffage et enclore le bétail. On y passait beaucoup de temps chaque hiver (Lizet 1984 ; Beaulieu 1992). C'était une activité masculine car très physique, et tous les hommes s'y adonnaient avec plus ou moins d'habileté et de patience. Si en France, le plessage a longtemps relevé d’une économie paysanne du bocage, en Angleterre, la pratique s’est professionnalisée dès la première moitié du 20e siècle, avec des hedgelayers (plesseurs), salariés auprès de grands propriétaires terriens (Brooks & Agate, 2005). Ce savoir-faire s’est ainsi institutionnalisé et standardisé Outre-Manche, alors qu’il a été balayé en France par les Trente Glorieuses suite à la mécanisation agricole et la pénurie de main d’œuvre.
Dans les années 1980, la suppression du bocage et les travaux connexes du remembrement ont bouleversé les paysages français, provoqué un violent clivage entre les générations d’agriculteurs et suscité des contestations des défenseurs de l’environnement qui brandissaient l’argument du rôle écologique de la haie et de sa fonction protectrice des cultures et du sol. À l’heure de la transition écologique, la question ressurgit, sous la forme de replantations de haies d’une part, et d’une réinvention du plessage d’autre part, forme de résistance à l’agro-industrie (Lizet, 1984 ; Frileux, 2021). L’élaboration de ce nouveau paysage de haies façonnées soulève une série de questions. Quels sont les leviers de transmission de ce savoir-faire paysan : qui transmet, pour quels publics, avec quelles motivations ? Au-delà des personnes impliquées, quels sont les enjeux sous-jacents ? Pour y répondre, j’ai privilégié l’observation participante sur les deux principaux lieux de diffusion du plessage en France, le Perche et le Morvan1. Ces régions de bocage sont aussi les dernières à avoir été plessées. La mémoire y est encore vive auprès de quelques paysans retraités qui ont pratiqué dans leur enfance. J’ai également interviewé les deux seuls praticiens en France qui exercent en tant que professionnels, Franck Viel dans le Perche (association Passages) et Arnaud Deflorenne dans le Nord, cofondateur des Plesseurs des Hauts-de-France et de Belgique2. J’ai ainsi pu conduire onze entretiens semi-directifs in situ auprès de paysans retraités, de formateurs et de professionnels de l'aménagement (paysagiste, architecte, jardinier).
Je montrerai dans un premier temps comment les formateurs de première génération ont fait émerger une prise de conscience de la valeur patrimoniale des paysages de bocage. J’analyserai ensuite, à partir de chantiers pédagogiques organisés à la maison botanique de Boursay (Perche) et dans le Parc naturel régional du Morvan, l’attachement aux savoir-faire manuels et aux pratiques écologiques. Nous verrons la dimension festive inhérente à cette relance « écopaysagère ». Je terminerai sur la transposition vers de nouveaux usages.
Les anciens, courroies de transmission du plessage
Dans la fascination exercée par le plessage chez ceux qui s'emploient aujourd'hui à le développer, nos enquêtes montrent qu’il y a souvent l’expérience familiale ou la rencontre avec un ancien. Dominique Mansion, né en 1951 dans une petite ferme du Perche vendômois, artiste formé aux Beaux-Arts et fervent défenseur de la trogne et du bocage, auteur d’expositions et de livres sur le sujet (2010, 2023), garde le souvenir vivace de son père, agriculteur, façonnant ses haies : « À la ferme, tout était fait à la maison. Les fagots pour cuire les pommes de terre dans le chaudron, pour faire aussi des petits enclos pour les veaux. Ça prenait du temps. Les haies étaient élaguées au croissant. Des milliers de kilomètres de haies ont disparu ». Au début des années 1990, Franck Viel, animateur nature et acteur majeur de la relance du plessage en France3, a lui aussi été marqué par sa rencontre avec un paysan au détour d’une haie. Il l'invitera par la suite à l'Écomusée du Perche4 : « Il faisait partie de ces gens qui m'ont impressionné tellement ils savaient tout faire, sans aucune prétention. C'était leur quotidien, ils ne savaient même pas pourquoi on pouvait s'intéresser à ce qu'ils faisaient, parce que c'était ce qu'ils avaient toujours fait. Ce sont des gens qui ont passé du temps à regarder pousser les choses. Ils voient. Ce n'est pas si simple de voir. C'est une éducation, c'est du temps. Ce sont des gens qui savaient greffer quand ils avaient 10 ans. Ce sont des gens qui sont vraiment restés petits paysans, mais avec de l'or dans les yeux ». Arnaud Deflorenne, jeune écologue lillois, a improvisé un compagnonnage auprès des paysans morvandiaux : quatre années de suite, il s'est déplacé depuis Lille pour pratiquer avec les anciens. À la frontière avec la Belgique, au début des années 1990, Jean-Michel Calcoen, instituteur et président des Plesseurs des Hauts-de-France, avait lui aussi été frappé par l’habileté d’un vieil homme, 80 ans, qui travaillait sa haie. Il est revenu le filmer. Il fallait prendre la caméra, comme un réflexe pour sauver de l'oubli des gestes et des paroles en perdition. Philippe Hoeltzel, chargé de mission au Parc naturel régional du Morvan, a lui aussi mobilisé l’outil vidéo pour recueillir des savoir-faire morvandiaux, parmi lesquels la plèchie5 (Potte et Stéphane, 2005). Mais si l’image sauve de l’oubli un savoir-faire, seule la pratique le garde vivant. Ce à quoi s’emploient le PNR du Morvan et la Maison botanique de Boursay.
La Maison botanique de Boursay, pionnière dans l'animation de stages pratiques
Créée en 2000 dans un petit village du Loir-et-Cher, la Maison botanique-Atelier vivant est née en réaction à la disparition du bocage, ce paysage qui a marqué le paradis d’enfance de Dominique Mansion, l’un des fondateurs de l’association. Dès 1980, ce militant de la protection de la nature crée l'association Perche Nature et travaille pendant deux ans à la conception d'une exposition sur le bocage pour rendre hommage « au génie paysan inventeur et gestionnaire de ce patrimoine unique » (2007, p. 156) : 26 panneaux au crayon couleur, format Grand aigle6. Elle circulera pendant vingt ans dans toute la France et le fera connaître de Jean-Claude Rameau, professeur à l'ENGREF de Nancy. Pendant dix ans il dessine alors la Flore forestière de France. Après la publication du premier tome en 1989, l'artiste propose la création d'un chemin botanique qui sera inauguré en 1994. Sollicité dans les années 1990 par le maire de Boursay, il dessine le schéma de plantation d'une haie champêtre autour de la salle communale : « Il y avait du myrobolan7, c'était la mode du myrobolan, de l'érable champêtre et du charme. Trois essences qu'on avait recépées ». Cette haie sera plessée en 2001 pour l'inauguration de la Maison botanique, avec deux paysans retraités, André et Gérard Pottin, détenteurs du précieux savoir. Une journée de formation au plessage sera dès lors organisée tous les ans. En 2011, Boursay élargit son horizon en accueillant les Premières rencontres nationales du plessage, avec des participants venus du Morvan, de Flandre et des Mauges (Maine-et-Loire), mais aussi des Anglais, des Hollandais et le chercheur allemand Georg Muller, auteur d'un ouvrage sur les enclos à travers l'Europe (2013), illustré de nombreux dessins et photographies. Au fil des ans, cette petite commune malmenée par les remembrements successifs (liés notamment au passage du TGV) s'est ainsi composé un catalogue de références que visitent chaque année les stagiaires.
Une nouvelle génération de formateurs transmet aujourd'hui le geste : la Maison botanique emploie quatre salariés à temps partiel (1,5 ETP) et une large équipe de bénévoles gravite autour d’eux. Étienne Monclus assure la direction depuis 2010. Après six années d'animations nature, il accompagne aujourd’hui les paysans dans la plantation de haies, en fonction des usages projetés : « Je m'y sens plus utile », confie l'ingénieur en génie civil. Il plesse depuis une dizaine d'années : « ça fascine tout le monde, et ça crée un lien avec la haie qu'on a plessée. Arbre par arbre on a fait des choix, on a tressé. Au printemps on est un peu fébrile, on attend le résultat, si ça va redémarrer ou pas ». Étienne a appris la technique percheronne auprès des anciens, mais il ne cherche pas à reproduire le modèle traditionnel. Il préfère l'efficacité des Anglais (Photo 1) : « Ils taillent à la base et ils empilent. Il n'y a plus de tressage. Ça fait un gros amas buissonnant, je trouve ça intelligent. Plesser dix kilomètres de haies c'est inenvisageable. Soit il faut le faire évoluer, soit il doit être limité sur des zones spécifiques ».

Dominique Mansion privilégie les gestes minutieux, mais les deux hommes s'entendent pour valoriser l’inventivité. Sur le chemin qui conduit à son jardin, l'artiste paysagiste a expérimenté un tressage aérien entre deux trognes de frêne, une forme qu'il a imaginée pour mettre en valeur un site particulier. Le sentier est souligné par une fine banquette d'aubépine taillée deux fois par an au taille-haie électrique : « Je ne taille plus mes haies, je les sculpte, comme si le plessage avait été brouté ». Le jardin de Dominique est conçu tel un micro-bocage avec les plesses de troène et charme, la mare protégée par des aulnes entrelacés, les nids perchés sur les arceaux de cornouiller ou encore la « trogne-cabane », associant ainsi le sauvage et le cultivé, les savoirs anciens et leur transcription contemporaine et ludique.
Le 7 février 2020, Étienne Monclus et Dominique Mansion accueillaient sept stagiaires pour leur formation annuelle « Plessage et trognes »8. L’un d’eux est venu en voisin, « par pure curiosité », les autres arrivent du Vaucluse et de la région parisienne : Autouillet (Yvelines), Bagneux, Chaville (Hauts-de-Seine) et Paris. Ils exercent des métiers dans des domaines variés : plusieurs sont jardiniers professionnels, les autres sont ingénieur dans le secteur financier, réalisateur et graphiste retraitée. Leurs motivations sont également diverses : Jean-Baptiste prévoit de planter des haies dans sa nouvelle maison de campagne pour mettre un terme à sa vie parisienne « hors-sol ». Françoise est une habituée : jardinière en reconversion, elle revient pour affiner sa technique. Hélène a un projet de haie pour le Jardin des Iris au Jardin des plantes de Paris. Elle est ici pour conforter son geste ainsi que son argumentaire auprès de sa direction9. Nicolas envisage l'installation d’un plessage pédagogique sur le site de l’École du Breuil. Gilles s'intéresse quant à lui à l'osier et au tressage dans le cadre du réaménagement du Jardin du musée Pétrarque (Vaucluse).
Tous sont venus pour pratiquer, mettre la main à la pâte. La transmission se fait ici sur le terrain : un chantier le matin sur dix à vingt mètres de haies, puis une visite de références l'après-midi.

Sur la bâche posée au sol, l'artiste pédagogue expose les outils du plesseur (Photo 2) : serpe, scie arboricole et sécateur ébrancheur, mais aussi barre à mine et mailloche pour les piquets qui vont structurer la clôture. Ce dernier outil est sculpté dans un bois noueux qui n'éclate pas, du houx, du charme ou du noyer. Le plessage, c'est aussi, depuis les années 1960, la tronçonneuse thermique et électrique, réservée ici aux formateurs, les gants (autrefois la moufle en cuir) et l'affûtage des outils. Le travail de préparation de la haie se fait quant à lui au sécateur ou au croissant, pour retirer les ronces et le bois mort. Une quinzaine de mètres seront plessés dans la matinée : les stagiaires suppriment des brins au coupe-branche, manient la serpe pour entailler les futures plesses et la mailloche pour enfoncer les piquets de clôture (Photo 3, 4 et 5).
Photo 3, 4 et 5 : Plessage d’une haie de troène - Ligustrum ovalifolium - à Boursay. (Photo © P. Frileux)
Les stagiaires ont appris à manier la serpe, cet outil emblématique du plessage (Notteghem, 2008), pour épointer les piquets et entailler les futures plesses. Certains ont confectionné leur propre mailloche dans une bille de chêne creusée à la tarière. Tous sont fascinés par cette manière de faire avec le vivant.
Plusieurs stagiaires ont mis en pratique un projet de haie dans l’année qui a suivi le stage : Gilles a plié une dizaine de mètres de laurier-tin10, troène, prunier et laurier-rose pour mettre en sécurité un cheminement dans le jardin du musée Pétrarque. À partir d'une cépée de noisetiers, Francine et son amie jardinière ont créé une chambre de verdure abritée du vent et des regards. Avec ses étudiants de l’École du Breuil, Nicolas a planté une haie d'érable champêtre et d'aubépine en prévision d'un futur plessage. Hélène a fait de même au Jardin des plantes, avec une plantation de hêtres et charmes en mélange pour enclore le jardin des Iris, en remplacement d’une palissade monospécifique d’if.
Ces réalisations amènent plusieurs commentaires. On notera qu’elles ont toutes été réalisées dans des jardins, qu’ils soient publics ou privés, montrant l’attrait ornemental du plessage qui vient souligner un cheminement, cloisonner un espace ou dissimuler un ouvrage technique. Bien que modestes dans leurs dimensions, ces haies revêtent souvent une valeur démonstrative : elles sont le relais d’une mémoire paysanne qu’il s’agit de perpétuer. Enfin, lorsque les stagiaires ne disposaient pas de ressources en place à façonner, ils ont choisi de planter des espèces locales (hêtre, charme, érable champêtre, aubépine) : l’engouement pour le néoplessage va en effet souvent de pair avec la volonté de favoriser la biodiversité. Perpétuer le geste paysan serait ainsi une manière de renouer avec le vivant.
Des paysans morvandiaux mobilisés pour le « mois de la plèchie »
Saint-Brisson, les Grandes Fourches, mars 2021. La polyphonie des tronçonneuses me guide dans le bocage, ou ce qu'il en reste. Sur le talus tenu par un mur de pierres sèches, plusieurs cépées de noisetiers déchiquetées à l'épareuse, des souches d'anciens châtaigniers abattus. Plus loin, un petit groupe s'active pour régénérer un tronçon de haie épargné par le broyeur. Trois anciens sollicités par le Parc naturel régional du Morvan sont venus pour une démonstration de plèchie. Autour d'eux, trois chargés de mission au PNR, une journaliste du Journal du Centre et deux femmes de Sombernon (Côte d’Or) venues apprendre la technique. Accrochés aux branches le temps du stage, deux posters imprimés sur bâche présentent l'histoire locale du bocage, les usages anciens de la haie et les outils traditionnels, « cognée, croissant, goujard, serpe, maillet » (Photo 6 et 7).


À cette liste s'ajoute ici la tronçonneuse, adoptée par les paysans dès les années 1960-1970. Très maniable, elle offre un gain de temps considérable. « On vit avec son époque ! », lance Gérard, ce qui n'enlève rien au soin qu'il porte aux clôtures. Pour ce paysan et jardinier retraité des Espaces verts d’Autun, une belle haie doit être « condensée », c'est-à-dire avec des brins bien serrés, « le plus droit possible, le mieux tressée possible, et puis s'il faut, on fait un cordon dessus ». La tronçonneuse a remplacé la cognée, l'outil polyvalent de la plèchie, autrefois utilisé pour épointer les pieux (Photo 8), les enfoncer dans le sol, récolter des branches ou encore les entailler à la base pour les plier. Pour les besoins de l'atelier, le traditionnel côtoie le moderne (Photo 9), comme l’avait également observé Bernadette Lizet sur son terrain sarthois (Lizet, 2006).


À Saint-Brisson, les stagiaires s'entraînent aujourd’hui à coucher les brins à la hache ou à la serpe (Photo 10), pendant que les anciens manient la tronçonneuse pour abattre, entailler, ou encore épointer les pieux (Photo 11 et 12).

Photo 11 et 12 : Les anciens privilégient la tronçonneuse pour la confection des pieux à partir des gros brins de noisetiers. (Photo © P. Frileux)
Philippe Hoeltzel est la cheville ouvrière de ces ateliers gratuits et ouverts à tous, organisés chaque année depuis 2009. Architecte de formation, au Parc depuis 22 ans, il se présente comme développeur en patrimoines : « Je développe un patrimoine à condition qu'il ait un avenir ». Cet avenir, il le voit « chez des particuliers, sur des sites touristiques ou communaux mais surtout pas pour les agriculteurs qui n'ont plus le temps ». Initiée sur une dizaine de communes partenaires, la manifestation se déploie sur une trentaine de communes. Le Mois de la plèchie attire des néoruraux et des urbains venus de Dijon ou d'Auxerre. Les ateliers réunissent chaque année 80 à 120 stagiaires selon le chargé de mission, qui estime à 900 le nombre de personnes formées depuis le début de l'opération. Autour de lui, Philippe Hoetzel a tissé un réseau d'une soixantaine de plècheux âgés de 55 à 85 ans, actifs dans l'animation d'ateliers. Ils sont rassemblés depuis 2013 dans l'association des Plècheux du Morvan présidée par Gérard Content. Leurs premiers échanges remontent au début des années 2000, lorsque le chargé de mission entreprend de collecter les savoir-faire des paysans morvandiaux sur les corbeilles de ronces et de seigle, les toits de chaume, le travail des vaches ou encore l'entretien des haies. Pratiquée jusque dans les années 1960-70, la plèchie est encore présente dans la mémoire vive de tous les morvandiaux. Le développeur en patrimoines saisit alors l'enjeu de cette technique pour réhabiliter le bocage et valoriser le paysan - lui « redonner une fierté » - en le plaçant au cœur du processus de transmission. En 2021, quarante-deux plécheux ont été mobilisés sur les vingt-sept ateliers programmés. Des hommes, entre 70 et 80 ans pour la grande majorité, tous bénévoles. Gérard et Christian font partie des fidèles présents sur près d'une dizaine d'ateliers. « Ils font une heure de route aller, c'est le plaisir », confie l’architecte. Le Mois de la plèchie offre une extension vivante aux expositions de l'écomusée. Les outils s'animent, le geste se transmet. C'est aussi une éducation de l’œil, savoir quels brins supprimer, quels brins coucher : « On n'est pas des musées d'objet, on ne veut pas être une exposition de vieux outils. C'est plus de faire vivre les savoirs et techniques, de les interpréter dans les lieux » explique Maud Lemarchand, également chargée de mission au Parc. Les clefs sont données pour lire le paysage et faire ses propres essais, plus tard.

Les haies choisies pour ces ateliers doivent être « visibles de l'espace public, le long de la route, de la rue, pour démultiplier l'effet de la communication » (Ph. Hoetzel). Elles délimitent le pré d'un agriculteur tout comme le jardin d'un particulier (Photo 13), ou encore le camping municipal. L’objectif est de toucher un large public. Les écoles sont aussi conviées, pour une éducation du regard plus que du geste technique. Douze ans après le lancement des ateliers, le chargé de mission en patrimoine est satisfait du résultat : « Dans le paysage mental du morvandiau, la plèchie, c'est revenu ». Mais la pratique reste encore méconnue des entrepreneurs paysagistes, au grand regret de l’architecte qui souhaiterait que le plessage soit proposé comme une prestation de jardinage, au même titre que des travaux de tonte, d'élagage ou de plantation.
Le chantier collectif et le plaisir comme modalités pédagogiques
Les paysans opéraient souvent seuls, ou à deux. En Dombes, le pliage relevait d'un « rituel immuable » auquel se livraient les seuls chefs d'exploitation aidés par le premier valet : « La présence même du maître au travail consacre, si besoin était, la possession et la propriété des clôtures divisoires » (Lizet, 1984, p. 118). De la beauté du travail bien fait, droit et fermement serré, dépendait l'honneur du fermier. On retrouve cette notion dans le témoignage d'André Pottin, devenu aujourd'hui l’une des figures du plessage percheron. Quand je lui demandai s’il pratiquait avec son père dans les années 1950, ma question le surprit. « Ah non, me répondit-il, vu le bonhomme ! On lui préparait sa haie, on lui retirait les gros. Ah non, non ! Parce que c'était important... ». C'est également un professionnel seul à l'ouvrage que filme Margaret S. Thomson en 1942, à la demande du ministère de l'Agriculture du Royaume-Uni. Le geste est précis et efficace, les outils affûtés à la perfection sont réduits au strict minimum : la serpe, la hache et le croissant. Ici également, le sentiment de fierté devant le bel ouvrage accompli est mis en avant : « Their neat appearance is something one can be proud of » (Thomson, 1942).

Ce qui frappe aujourd’hui, c'est la dimension collective et festive (Photo 14). La joie de faire, déterminée par le sentiment d’accomplir du bel ouvrage, dans tous les sens du terme, trace un trait d’union entre la pratique agricole ordinaire et celle qui se réinvente ici et là (Lizet, 2006). En 2003, l’ambiance était chaude sur le tournage du documentaire réalisé à l’occasion d’une reprise festive et patrimoniale du pleyage à l’initiative du club des Aînés ruraux de Montaillé, dans le Sud-Est de la Sarthe. Une équipe d’une dizaine de personnes s’était mobilisée pour l’occasion (Lizet et Colomer, 2003). « C'est par la convivialité qu'on va réussir à transmettre » affirme Philippe Hoeltzel, qui coordonne chaque année la trentaine de chantiers pédagogiques morvandiaux. « Le Parc payait une bouteille de blanc de Vézelay et un jus de pomme écolo sur tous les chantiers, pour que ce soit convivial ». Un bal rassemble une centaine de personnes chaque année pour clôturer la saison de la plèchie. À Boursay, la journée de formation inclut une pause déjeuner au café-brocante du village, auberge atypique où la maîtresse de maison dresse une grande table parmi sa collection d'objets insolites. « Une journée de formation qui, assurément, est une journée de plaisir », concluait la journaliste du Petit Vendômois, après avoir participé au chantier11. La convivialité se lit aussi dans l'accueil de plesseurs étrangers : à Boursay en 2002, sur l'invitation de Franck Viel, des Anglais sont venus partager leur savoir-faire. Une rencontre s'est improvisée en 2017 à Château-Chinon dans le PNR du Morvan, entre des Anglais, des Hollandais et des Français venus de Flandre. Histoire, aussi, d’échanger sur les différentes techniques.
Le collectif s'exprime selon différentes formes. Ce sont des chantiers ouverts aux écoles, collèges et lycées agricoles, à Boursay comme dans le Morvan. C'est une manière de toucher les jeunes, autrement peu présents, il faut bien le dire. Ce sont aussi des chantiers de réinsertion sollicités sur les projets de grande ampleur, pour le plessage de la Porte du Rebout à Bibracte par exemple, ou sur un certain nombre de chantiers conduits par Franck Viel. Le tresseur professionnel est attaché à cette dimension collective : « Aussi important que le geste, c'est tout ce que tu peux apporter autour, le chantier participatif, le fait que ce soit bon enfant, de retrouver un mode de fonctionnement collégial. La haie, c'est ce qui limite, mais aussi ce qui rassemble. Ça marque la fin de ton territoire et le début de l'autre ». Dans un esprit de partage du savoir-faire, les plesseurs des Hauts-de-France et de Belgique organisent bénévolement des chantiers mensuels dont les dates sont publiées sur le blog de Christophe Delbecque12 et les réseaux sociaux. Le collectif prend la forme d'une bande de copains à la Fontenelle, chez Gaëlle, salariée de la Maison botanique. Chaque année le temps d'un week-end, chacun met la main à la pâte pour restaurer les haies de la petite ferme percheronne. À travers ces chantiers ouverts, le néo-plessage mêle ainsi des plesseurs expérimentés et des débutants, des jeunes et des anciens, des urbains et des ruraux, des hommes et des femmes, désormais majoritaires sur les chantiers de formation13.
Conclusion
Dans le Perche comme dans le Morvan, le néo-plessage s’est développé en réaction à la destruction des paysages de bocage. La relance prend des formes différentes, liées aux institutions, à la géographie et à l’histoire. Elle est conduite par un acteur de la préservation de la nature dans le Perche, alors que la dimension patrimoniale et paysagère est plus affirmée dans le Morvan, du fait notamment de son inscription multi-sites à l’échelle du Parc naturel régional. Le Perche jouit quant à lui de sa proximité avec Paris : les stages de la Maison botanique drainent un public francilien (voire national), alors que les chantiers morvandiaux réunissent un public plus local, sans toutefois toucher les agriculteurs en activité. Dans le Morvan où la mémoire est encore vive, les paysans retraités sont au cœur du processus de transmission. Dans le Perche, cette mémoire a été prise en charge par une nouvelle génération de néoruraux attirés par le plaisir de faire avec ses mains et fascinés par les savoirs paysans qu’ils réinventent, pour de nouveaux usages.
Les médias et les réseaux sociaux contribuent activement à la diffusion d'une image auprès d'un public élargi. Dans un article publié en 2004, les Quatre saisons du jardinage ont fait l’éloge du plessage au point de l’envisager comme une « alternative intéressante aux bétons verts »14 dans les zones pavillonnaires. On lit cette même incitation dans la brochure de la Maison botanique, ou encore sur le site « Consoglobe.com ». Mais sur le terrain, la haie plessée reste confidentielle et tarde à conquérir le bocage pavillonnaire. Des essais localisés ont pourtant montré que le plessage était transposable au contexte urbain et à sa flore exotique et horticole. Arnaud Deflorenne a fait ses armes sur les lauriers-cerises du pavillon familial. Il a également expérimenté la technique flamande du croisillon sur une haie de troène dégarnie, dans une rue pavillonnaire de la Chapelle d’Armentières (Photo15).

Les espèces horticoles se prêtent au plessage comme l’ont également montré un chantier de la Maison botanique sur des troènes de Californie, ou encore les ateliers de paysage « Conduire le vivant », avec les étudiants paysagistes de l’École nationale supérieure de paysage de Versailles-Marseille (Bocquet et. al, 2017). Tout arbuste peut être plessé dès lors qu’il produit des brins suffisamment souples et allongés. Mais on constate un décalage entre la présence manifeste du vivant tressé sur les moteurs de recherche (19 200 résultats obtenus pour le mot plessage15), et son effacement des mémoires et du paysage.
Un frein majeur tient à l’absence de filière professionnelle en France. Alors que le Royaume-Uni délivre un diplôme et possède depuis 1973 une société nationale très dynamique – The Hedgelaying society – qui organise chaque année un championnat national qui rassemble une centaine de concurrents, la France peine à s’organiser en réseau. À défaut de règles professionnelles, la plupart des entrepreneurs paysagistes ignorent ce savoir-faire malgré sa relance au sein d'associations locales et de Parcs naturels régionaux. Lors des rencontres internationales de plessage en mars 2020 aux Pays-Bas, la France, représentée par la Maison botanique de Boursay, a témoigné de ce manque de visibilité sur le plan national. Avec la Déclaration de Boxmeer pour la création d'un Réseau européen de la haie16, elle s'est engagée à créer une Fédération nationale de plesseurs pour promouvoir le plessage en France17. Faute d’un soutien politique fort, le projet reste en suspens depuis 2020.
Transmettre l’art du plessage relève, ici et là, d’un geste politique contre la globalisation, l’industrialisation de l’agriculture, l’érosion de la biodiversité et les inégalités sociales. Après avoir été si maltraitée par les tenants de l’agriculture « moderne », au sein même des familles, la culture paysanne, au sens matériel et symbolique, devient une référence du bien vivre et du bien faire.
Références bibliographiques :
Beaulieu (de) F., « Entretenir les haies vives, l'exemple du Haut Bocage vendéen », Pen ar bed, 1992, pp. 16-27.
Bocquet R., Roumet F., Rumelhart M., « La formidable émulation du faire. L'atelier de projet Conduire le vivant – le droit à l'erreur », Les Carnets du paysage, n°32, Le chantier, pp. 15-27, 2017.
Brooks A., Agate E., Hedging : a practical handbook, British Trust for Conservation Volunteers, 2005 (1998).
Frileux P., « La relance du plessage en France. De la haie paysanne à la haie écologique et paysagère », Société française d’arboriculture, Lettre n° 103, novembre-décembre, 2021, pp. 15-19.
Lizet B., « "Brider le buisson" : une logique de la haie paysanne », In Bérard L., Brisebarre A.-M., Gilloire A., Lizet B., Marchenay Ph., Rôle des savoirs et pratiques naturalistes populaires dans la gestion des écosystèmes humanisés, rapport du CNRS et du MNHN, 1984, pp. 74-123.
Lizet B., « Le propre, le beau et le bon. Plessage et néoplessage en Sarthe », Actes du séminaire d'ethnobotanique de Salagon, vol. 3, n°11, 2006.
Lizet B. et Colomer H., Plessage à Montaillé (Sarthe), film documentaire, 21', 2004.
Mansion D., Les trognes : l'arbre paysan au mille usages, éditions Ouest France, 2010, 168 p.
Mansion D., « Du Jardin des trognes de Chaumont-sur-Loire au Chemin des trognes de Boursay », In Dumont Elisabeth (coord.), actes du 1er colloque européen sur les trognes, Boursay, Maison botanique, pp. 153-157, 2007.
Mansion D., Le guide pratique du plessage, éditions Ouest France, 2023, 112 p.
Muller G., Europe’s Field Boundaries, volumes 1 et 2, Neuer Kunstverlag, 2013.
Notteghem P., « La serpe à plesser. Geste technique et esthétiques des bocages », In Histoire des arts et archéologie : quelles spécificités et quelles complémentarités, Actes des 8e rencontres d'automne du PREAC. Patrimoine archéologique de Bibracte, Namur, 26-28 novembre 2008, pp. 47-55, 2008.
Potte E., Stéphane J.-B., Gestes, paroles et savoir-faire de morvandiaux, Sarl La Fabrique, film documentaire, 1h10, 2005.
Thomson S. M. (direction), Hedging, A Realist Film Unit Production, ministère de l'Agriculture, United Kingdom, 10'32. Camera A. Strasser, commentaires Roy Hay. Film présenté par BFI archives nationales, 1942.
Notes :
1La recherche a été conduite en 2020 et 2021 et financée par la Caisse des dépôts et consignations dans le cadre du projet « Plessages : de la haie paysanne à la haie écologique et paysagère », que j’ai porté en partenariat avec Romain Bocquet, paysagiste dplg.
2Association créée avec Jean-Michel Calcoen en 2017, dont l’objectif est « la préservation, l'étude et la promotion du plessage de haies ainsi que la protection du patrimoine naturel et bocager sur les territoires des Hauts de France et de Belgique » (JO n°45, 11 novembre 2017).
3Fils de vétérinaire et petit-fils d’agriculteurs locaux, F. Viel anime depuis 20 ans des formations pour les PNR (celui du Perche notamment), les CAUE et diverses associations environnementales. En 2003, il a publié avec la Maison botanique un fascicule sur « Le plessage de la haie champêtre, clôture vivante » et s'est prêté à la caméra pour l’Arboclip n°26 « Façonner une haie vive » (CAUE77, 2018).
4 Le musée des Arts et Traditions populaires fut créé en 1972 par les Amis du Perche, à Saint-Cyr-la-Rosière. Il est devenu l’Écomusée du Perche en 2000. Des initiations au plessage y sont organisées depuis 1994.
5Terme patois morvandiau qui désigne l’acte de plesser.
6Exposition itinérante « Le Bocage, ses rôles, son avenir », réalisée par Dominique Mansion en 1982 dans le cadre de l’association Perche nature.
7Prunus cerasifera, un prunier autrefois cultivé comme porte-greffe, aujourd’hui naturalisé.
8Le coût de la journée de formation s'élevait à 120 euros par personne en 2020, repas et outils compris.
9Le plessage a été introduit au Jardin des Plantes par Philippe Barré, alors responsable du Jardin écologique, suite à une formation à Boursay. Au carré Lamarck, le motif du plessage illustre auprès du grand public le champ de l'ethnobotanique investi de longue date par des chercheurs du Muséum national d'histoire naturelle. Le projet a été impulsé par Bernadette Lizet, ancienne chercheuse au laboratoire d'Ethnobiologie, en complicité étroite avec le jardinier Didier Vigouroux. Cf. Dominique Juhé-Baulaton, « L’ethnobotanique au Jardin des plantes : le carré Lamarck, dit des plantes-ressources », Caktus, le Carnet du centre Alexandre-Koyré [https://caktus.hypotheses.org/1115]. Consulté le 16 août 2023.
10Viburnum tinus, une viorne méditerranéenne au feuillage persistant, très utilisée à titre ornemental.
11E. Coutrey, « Une journée de plessage », Le Petit Vendômois, n° 368, mars 2020, p. 37.
12L'association est soutenue par la Communauté de communes de Flandre intérieure qui subventionne à hauteur de 150 euros par chantier. Voir leur site : plessage.overblog.com, créé en 2013.
13Les hommes restent toutefois ceux qui animent les stages et se professionnalisent.
14« Le plessage ou l’art de tresser les haies », C. Levesque, Les quatre saisons du jardinage, n°146, mai-juin 2004, pp. 49-53.
15D’après le moteur de recherche Google consulté le 19 juin 2023.
16Boxmeer Declaration, mars 2020. Cinq autres pays présents à ces rencontres ont également signé la Convention : l’Allemagne, la Belgique, l’Irlande, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.
17La Fédération permettrait de regrouper six associations : les Plesseurs des Hauts-de-France et de Belgique, la Maison botanique de Boursay, les Plécheurs du Morvan, Bocage pays Branché, Mission bocage et Passages.
Une version en noir et blanc de cet article a été publiée dans la revue POUR, n°247, décembre 2023, dans le dossier "Du désamour au désir, les haies reviennent de loin", pp. 229-245.
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