dans Ethnologie française 2010/4 Vol.40 p. 639-648 DOI 10.3917/ethn.104.0639
Article original publié en 2011 sur le site du CAIRN
Les zones pavillonnaires sont décriées à divers titres : dislocation des villes, banalisation des paysages, rupture du lien social et montée de l’individualisme. L’article en propose une analyse critique à partir de la haie, élément essentiel de la structure pavillonnaire. L’étude s’appuie sur des enquêtes auprès de catégories sociales relativement aisées, dans des lotissements périurbains construits entre 1990 et 2000 à Marne-la-Vallée et à Rennes Métropole. Le processus de fabrication de la trame arborée s’avère extraordinairement contraint. Il est l’expression de politiques urbaines et de logiques commerciales, mais il traduit aussi le rapport à la nature des habitants. Un modèle s’impose aujourd’hui massivement, celui de la haie haute et occlusive, qui protège des regards d’autrui.
Le bocage rural a bonne presse aujourd’hui : les scientifiques vantent ses atouts écologiques et son intérêt pour la biodiversité [Butet et al., 2007], le ministère de l’Environnement attribue des prix pour la sauvegarde d’anciens chemins creux, beaucoup de Français identifient le bocage à leur « paysage préféré » [Clergue, Dubost, 1995 : 52]. Ce territoire à forte valeur écologique et patrimoniale peut paraître très éloigné des zones pavillonnaires, fortement décriées par les urbanistes, les architectes et les écologistes au titre de l’étalement urbain, de la banalisation des paysages, de la perte de la biodiversité. Mais le rapprochement est cohérent, si l’on se réfère à la définition du bocage des géographes et des historiens : espace cloisonné, maillage de haies et de chemins, vues courtes interceptées par des masses arborées, un territoire difficile à parcourir [Dion, 1934 ; Antoine, 2000]. On rencontre parfois l’expression de « bocage pavillonnaire » dans la littérature (ou son équivalent, le « bocage urbain »). Le sociologue François-Xavier Trivière [1994] en est l’inventeur, dans un article sur la pratique ouvrière de l’émondage dans la région nantaise. L’ethnologue Jean-François Simon évoque la même idée lorsqu’il décrit près de Brest des rues de lotissements qui prennent « l’allure d’une route de bocage » [Simon, 2001 : 119].
Les parcelles en sont exiguës (300 à 1 000 m2). Pour libérer le maximum d’espace engazonné dédié au jeu et à la détente, les plantations ne se font qu’en périphérie.
Le monde pavillonnaire a été peu étudié. La recherche fondatrice d’Henri Raymond et de son équipe du Centre de recherche d’urbanisme [Raymond et al., 2001] a permis de mieux comprendre le rêve pavillonnaire et les manières d’habiter la maison avec jardin dans les années 1960. L’urbaniste Éric Charmes [2005] a enquêté auprès des classes moyennes dans le périurbain pavillonnaire des années 1970 et 1980. Il a notamment analysé les rapports à l’autre dans la perspective du débat sur les gated communities. À la croisée de la sociologie, de l’ethnologie et de l’histoire, Françoise Dubost explore depuis près de quarante ans la maison et les « jardins ordinaires » [Dubost, 1997 ; 1992]. Ses recherches avec l’architecte Janine Christiany [1987] ont porté plus particulièrement sur « la clôture et le seuil », toujours au sein des couches sociales populaires. Ma propre recherche porte sur des lotissements en accession à la propriété, conçus pour des catégories sociales relativement aisées, construits entre 1990 et 2000. Les parcelles en sont exiguës (300 à 1 000 m2). Pour libérer le maximum d’espace engazonné dédié au jeu et à la détente, les plantations ne se font qu’en périphérie. La haie constitue donc aujourd’hui l’élément majeur du jardin. Haute et opaque, elle sépare et protège l’espace privé. Mais empêche-t-elle pour autant toute relation de voisinage ?
Les enquêtes ont été menées dans la périphérie de Rennes et dans la ville nouvelle de Bussy-Saint-Georges à Marne-la-Vallée, deux territoires contrastés : les politiques paysagères et environnementales ont été très actives depuis vingt ans dans la métropole rennaise, et sont inexistantes à Bussy-Saint-Georges. Les habitants interrogés sont des couples « bi-actifs » – avec enfants pour la plupart –, auxquels s’ajoutent quelques retraités et femmes au foyer. Le choix de quartiers récents a permis d’accéder à la mémoire vive des haies, depuis leur plantation.
Harmoniser les clôtures
Janine Christiany et Françoise Dubost [ibid.] ont décrit la diversité des systèmes de clôtures, de la grille en fer forgé au mur de parpaings. Ce foisonnement inventif s’organise autour du jeu subtil du « caché/montré », déjà signalé dans les années 1960 [Raymond et al., op. cit. : 60].
L’un des objectifs de la loi sur l’architecture, votée en 1977 dans le cadre de la politique d’amélioration du cadre de vie, fut de mettre un terme à ce qui était perçu comme un désordre.
Imposé par la réglementation, le grillage vert doublé d’une haie vive a été rapidement adopté par les Français.
L’« insertion harmonieuse [des pavillons] dans le milieu environnant et le respect des paysages naturels ou urbains » passaient par l’uniformisation des clôtures. Ce fut l’une des missions assignées aux architectes des CAUE mis en place à cette époque. L’action de sensibilisation architecturale et paysagère menée auprès des habitants et des élus fut relayée à partir des années 1980 par une réglementation intégrée aux documents d’urbanisme locaux [POS puis PLU].
Le détail des prescriptions varie au sein d’une même commune, d’un lotissement à l’autre : « Les clôtures seront constituées de grillage à simple torsion, tendu sur poteaux métalliques, l’ensemble sera plastifié vert et aura une hauteur de 1 m », précise le cahier des charges d’une commune proche de Rennes. Non loin de là, c’est un grillage à mailles soudées de « 10 × 5 cm » qui s’est imposé. Le géographe Pierre Dérioz a observé le même phénomène dans la périphérie d’Avignon [1994 : 60]. L’édification de murs est souvent proscrite, ou du moins strictement contrôlée. En témoigne l’extrait du cahier des charges du Domaine du Haut Bussy, un lotissement livré en 1989 à Bussy : « Les clôtures […] peuvent être assurées par des haies, éventuellement doublées de grillage d’une hauteur de 1,20 m, monté sur poteaux métalliques, à l’exclusion de toute autre clôture et notamment de murs ou murets […]. Ces clôtures devront être maintenues et le cas échéant reconstituées à l’identique, afin de conserver l’harmonie de l’ensemble. »
Les urbanistes entendent de cette manière reprendre la main sur les espaces pavillonnaires, et privilégier « l’harmonie de l’ensemble » aux dépens des choix individuels. Garants du paysage des nouvelles franges urbaines, les CAUE ont édité des guides de la clôture destinés aux futurs propriétaires. Ils traquent notamment les « éléments disparates et de couleurs agressives en milieu naturel qui dévalorisent l’environnement » et véhiculent ainsi une nouvelle norme du bon goût.
Imposé par la réglementation, le grillage vert doublé d’une haie vive a été rapidement adopté par les Français.
Les marchands de la haie n’ont pas tardé à s’emparer de ce nouveau marché.
Du mur vert à la haie fleurie
Offerte à la vue du passant et du voisin, la haie est fortement soumise à la mode, tant par le choix des essences que par sa conduite. Des années 1930 aux années 1970, trois espèces majeures, au feuillage vert et persistant, ont façonné les territoires périurbains : le laurier-cerise (Prunus laurocerasus) avant-guerre, le troène (Ligustrum ovalifolium) à partir des années 1950, puis le thuya à partir des années 1960 (Thuja plicata).
Dérivée de la haie champêtre malmenée par la modernisation agricole, la haie fleurie fait son apparition à Angers et à Rennes.
L’inventeur de la haie fleurie est Dominique Soltner. Dès les années 1970, cet agronome angevin part en guerre contre les haies de conifères, thuyas et « cupressus bleus étrangers au paysage »
Dans les années 1990 a surgi un nouveau modèle, celui de la haie fleurie. « Point de mode sans prestige et supériorité accordée aux modèles nouveaux, et du coup, sans une certaine dépréciation de l’ordre ancien », écrivait Gilles Lipovetsky en 1987. C’est le thuya qui fut la cible privilégiée des détracteurs du « mur vert ».
Dérivée de la haie champêtre malmenée par la modernisation agricole, la haie fleurie fait son apparition à Angers et à Rennes. Jouant sur la diversité des essences, des formes et des couleurs, elle répond aux nouvelles valeurs environnementales, et elle est portée à ce titre par les conseils régionaux, les conseils départementaux, les CAUE et aussi par les associations de randonneurs, de chasseurs, de protection de la nature et de l’environnement. L’inventeur de la haie fleurie est Dominique Soltner. Dès les années 1970, cet agronome angevin part en guerre contre les haies de conifères, thuyas et « cupressus bleus étrangers au paysage » [Soltner, 1973 : 82-83]. En 1978, il édite en collaboration avec le CAUE du Maine-et-Loire un Petit guide à l’attention des particuliers, qui présente une large gamme d’arbrisseaux persistants et horticoles.
Ce remplacement systématique a participé d’une revendication d’image de « commune nature », orchestrée par les élus et répercutée par les médias. La haie fleurie s’est ainsi peu à peu imposée.
Dans les années 1980, l’agglomération de Rennes entreprend de bloquer la course effrénée aux thuyas et lauriers-cerises, pourvoyeurs de haies « ternes et uniformes […] qui banalisent le paysage ». Missionné par l’agence d’urbanisme, l’écologue Denis Pépin applique à la ville les techniques agricoles développées dix ans plutôt par Dominique Soltner : jeunes plants, film plastique noir et mélange d’espèces. Chef de file de ce combat, le maire de La Chapelle-des-Fougeretz, petite commune proche de Rennes, a supprimé les thuyas communaux et camouflé ceux des particuliers : « On a replanté devant, pour habiller, pour cacher un petit peu la fameuse haie de sapins », commente un jardinier de la municipalité. Ce remplacement systématique a participé d’une revendication d’image de « commune nature », orchestrée par les élus et répercutée par les médias. La haie fleurie s’est ainsi peu à peu imposée.
"On ne s’était pas posé la question, on se disait, on mettra des sapins comme tout le monde. […] Comme on s’y connaît en rien, on a été voir un pépiniériste, il nous a conseillé. Je ne regrette pas finalement ".
Propriétaire d’un pavillon depuis 1998, Chantal (45 ans, nourrice) témoigne : « Il ne fallait pas de conifères, alors moi au début, tellement habituée à voir toute ma famille avec des sapins autour de chez eux… On ne s’était pas posé la question, on se disait, on mettra des sapins comme tout le monde. […] Comme on s’y connaît en rien, on a été voir un pépiniériste, il nous a conseillé. Je ne regrette pas finalement ».
Le dynamisme de la presse locale a contribué à l’imprégnation forte de ce style de haie sur l’ensemble de l’agglomération. Le quotidien Ouest-France s’est fait l’écho de chaque événement : conférences, concours, salons du jardinage… En tant que journaliste horticole, Denis Pépin a joué un rôle dans cette médiatisation, en particulier dans sa tribune mensuelle de L’Info Métropole (gazette de l’agglomération rennaise). En 1994, la sortie de son Grand livre des haies a marqué une seconde étape, celle de la reconnaissance du modèle de la haie fleurie à l’échelle nationale. « Ce n’est pas vendable », lui avaient pourtant dit les éditeurs en 1992. Publié deux ans plus tard, le livre fut un succès national (deux rééditions, en 2001 et 2005). La haie fleurie est ainsi rapidement devenue un thème vendeur auprès des citadins, et un « produit » pour les professionnels de la pépinière.
« Le parc de végétaux de haies est important. […] 68 % des jardins ont une haie composée en majorité d’arbres et d’arbustes d’ornement. […] [C’est] un marché non négligeable. »
La diversification de la palette horticole s’est accompagnée d’une évolution des modes de culture et de conditionnement. Ces nouvelles techniques du hors-sol et des conteneurs sont liées à l’apparition des jardineries sur le marché de la plante de haie, jusqu’alors occupé par les seuls pépiniéristes, à la fois producteurs et distributeurs. L’essor des grandes surfaces dédiées au jardin est allé de pair avec le développement des espaces périurbains entre 1970 et 1980. La haie est devenue un produit commercial et lucratif. En 1985 et 1986, deux enquêtes du Comité national interprofessionnel de l’horticulture et des pépinières [CNIH, 1987] révélaient ce potentiel : « Le parc de végétaux de haies est important. […] 68 % des jardins ont une haie composée en majorité d’arbres et d’arbustes d’ornement. […] [C’est] un marché non négligeable. » La haie des jardins privés concentrait alors la majeure partie des plantations (57 % des végétaux), mais elle attirait peu l’attention des professionnels. Jugeant la haie fleurie trop marginale, les pépinières se contentaient d’une gamme d’arbustes résistants et bon marché : troène, thuya, laurier-cerise, pyracantha. Dès 1987, le CNIH a proposé de « rechercher les meilleures associations possibles pour que les haies deviennent autre chose que des clôtures végétales ».
En concertation avec des horticulteurs, il a élaboré une stratégie commerciale définie en trois points : la diversification, la promotion (la plante « coup de cœur ») et l’information du client [CNIH, op. cit. : 51]. Partenaires assidus de cette démarche, les établissements Minier furent les premiers à se lancer : en 1993, ils sortent une gamme en conteneurs d’arbres, d’arbustes et de conifères « formés et conduits pour un effet d’attractivité maximal par leur floraison, leur port […]. Le consommateur doit être séduit par une offre produit attractive ». Depuis 1997, l’opération « Plante du mois » coordonne la promotion entre les jardineries et les revues spécialisées. La filière diffuse les créations horticoles et les nouveaux modèles, lance des modes par le jeu des promotions (le photinia, lancé à la fin des années 1990) et stimule l’envie du consommateur.
Ces logiques commerciales combinées aux réglementations énoncées dans les plans locaux d’urbanisme et les cahiers des charges de lotissement font de la clôture un objet extraordinairement contraint. Les occupants des pavillons, toutefois, ne répondent pas d’une même voix.
Des façons de jardiner révélatrices d’un rapport au vivant
L’enquête fait apparaître trois grandes tendances.
« Quand on laisse faire la nature, on est vite envahis. »
L’attitude la plus massivement représentée est le culte quasi obsessionnel de l’ordre et de la propreté.
Ce rapport à la nature comme maître et possesseur règle la tenue des bocages pavillonnaires. Des Amérindiens Achuar [Descola, 1986] aux femmes ariégeoises, le désherbage maniaque traverse les cultures [Dubost, 1999 : 21]. Mais le culte de l’ordre et de la propreté s’affirme d’une manière particulièrement impérieuse dans les lotissements, excepté chez les habitants qui exercent des métiers intellectuels.
La plante devient un « produit » interchangeable selon l’effet visuel désiré, et la haie une collection de cultivars à la mode.
Pour installer leurs haies fleuries, ces maniaques des contours nets et des couleurs vives s’appuient sur des schémas de plantation esquissés en série par des pépiniéristes, de plus en plus nombreux à développer une activité « paysage ». « Il m’avait fait un dessin, c’étaient des sortes de touffes comme ça par ordinateur, ça ne me parlait pas trop », regrette Juliette (38 ans, mère au foyer). Dans les enseignes de jardinage, les employés griffonnent à la hâte des compositions stéréotypées : « On est là pour faire du commerce », reconnaît un vendeur. La plante devient un « produit » interchangeable selon l’effet visuel désiré, et la haie une collection de cultivars à la mode. Pourtant les habitants conservent précieusement les étiquettes du commerce avec la photo et le nom de l’arbuste. « Pour voir vite, à la forme de la fleur, retrouver quel est le nom de la plante », explique Éric (40 ans, photographe) qui projette d’inscrire les noms sur des porte-étiquettes. Le plan et les dossiers de jardin, soigneusement rangés dans les placards, sont autant de moyens de lutte contre l’oubli des mots. Nommer, c’est classer : les adeptes de l’ordre et de la propreté sont certes soumis à des organisations commerciales puissantes, mais ils cherchent leurs marques. En gardant les noms sous la main, ils s’affirment maîtres de leurs plantes [Haudricourt, 1964].
La terre est sans cesse remuée, grattée, ratissée. Elle doit être à nu. « Je bêche tout autour, pour éviter que la pelouse monte », explique Yvan.
Le labeur est généreusement consenti. On plante et transplante, on taille, bêche et désherbe au pied des arbustes, on tond la pelouse, on la scarifie : « J’en ai bavé, c’est dur. Ça l’a décapée, ça ne lui a pas fait de mal », confie Pascale (44 ans, secrétaire). La terre est sans cesse remuée, grattée, ratissée. Elle doit être à nu. « Je bêche tout autour, pour éviter que la pelouse monte », explique Yvan (39 ans, cuisinier). C’est une question d’esthétique avant tout. Le ramassage des feuilles est une contrainte à laquelle tous s’astreignent : « Le nettoyage, c’est toutes les semaines, autrement c’est plein de feuilles » (Estelle, 43 ans, kinésithérapeute). Le nettoyage, ce sont aussi les fleurs fanées : « Quand c’est en fin de floraison, il y a de l’entretien aussi, du nettoyage, on n’arrête pas ! » (Pascale). Les pissenlits, les trèfles et autres mauvaises herbes sont extirpés, à la main ou au Roundup®. Pour « améliorer » la nature, les jardiniers s’équipent. Pascale aligne une impressionnante panoplie dans son garage : « râteau, bêche, balai à pelouse, […] le ciseau pour faire les arrondis, le ciseau pour couper les branches plus grosses, le sécateur normal ». Il faut lutter d’arrache-pied contre la vigueur du vivant. « Ça devient immense si on laisse faire. » Pascale tient à garder une pelouse dégagée et cherche à obtenir de « belles masses », sans « bois sec » à la base. Pierre (65 ans, cadre commercial) n’a pas moins de dix-huit arbres intercalés sur 80 m de haies, il doit donc « bonsaïer… l’obliger toujours à rester dans sa taille ». Les végétaux sont « ratiboisés », « scalpés », « pelés ». Il ne s’agit pas seulement d’entretenir la clôture, mais de la tenir, la maintenir.
Cette ardeur ménagère n’est toutefois pas de règle dans tous les jardins.
« Le jardin c’est un calvaire »
"J’aime quand c’est joli, mais il me faut des choses simples, qui poussent bien, tranquilles." Les mots font défaut pour désigner les plantes, réduites à des « choses ».
Pour certains propriétaires, l’entretien est une véritable corvée. Un journaliste du Lien horticole s’inquiétait au printemps 2007 des bonnes ventes du « prêt-à-poser », il y voyait « un signe précurseur de la désaffection du jardinage ». Les professionnels de l’horticulture désignent sous ce terme les « coupes ou jardinières de plantes fleuries [destinées à] des consommateurs adeptes d’un résultat immédiat pour un moindre effort ». Cette clientèle, je l’ai effectivement repérée dans un milieu aisé de pharmaciens, médecins, pilote de ligne. Ils ont fait de longues études et se disent très accaparés par leur activité professionnelle. Tous mettent en avant leur incompétence : « Je ne suis pas jardin du tout », reconnaît Geneviève (47 ans, mère au foyer). Il lui arrive parfois de fleurir sa terrasse avec des plantes en pots, mais elle « les laisse mourir l’hiver ». Elle avoue ne pas avoir « la main verte » ni la patience. « On préfère faire une expo que s’occuper de notre jardin. C’est pour ça qu’on délègue ! » Le mari d’Odette (51 ans, cadre supérieur) m’avait prévenue au téléphone : « Je touche un arbre, il meurt, alors on le fait faire. » Quant à sa femme, d’après lui, « elle [avait] autre chose à faire ». Jardiner n’est donc pas une activité valorisée pour ces citadins pressés et sans problèmes d’argent. Laurence (43 ans, aide-soignante) et son mari (45 ans, cadre supérieur) ne sont pas non plus « très jardin ». Elle nuance : « Moi encore, j’aurais la patience, mais c’est la force qui manque. […] J’aime quand c’est joli, mais il me faut des choses simples, qui poussent bien, tranquilles. » Les mots font défaut pour désigner les plantes, réduites à des « choses ».
Envisagée sur le mode du loisir, jogging, vélo, golf, la nature est appréciée en forêt. Dans le lotissement, elle dérange.
Ces anti-jardiniers craignent l’invasion par les végétaux. « Des choses qui ne prennent pas trop de place », avait demandé Laurence au pépiniériste, lors de l’installation de la haie. Les travaux sont réduits au minimum réglementaire, une taille annuelle des haies et la tonte régulière du gazon. Ils sont souvent délégués à des professionnels.
L’usage du jardin est limité à quelques belles journées estivales. Odette (49 ans, mère au foyer) « ne l’utilise pas », ses enfants non plus : « On ne vit pas dehors, on ne profite pas du jardin, […] manger dehors, ce n’est pas mon truc […], il fait trop chaud ou il fait trop froid, ou il y a trop de vent ! » La petite parcelle engazonnée ceinturée de ses haies vives est un sas protecteur autour de la maison. Envisagée sur le mode du loisir, jogging, vélo, golf, la nature est appréciée en forêt. Dans le lotissement, elle dérange : les racines des arbres déchaussent les dalles du trottoir, l’herbe s’insinue entre les pavés, les branches débordent sur la voirie. Cette nature est envahissante et hostile, elle n’est pas désirée.
« Il faut laisser la nature venir »
Le jardin fourmille d’objets fabriqués pour abriter les petits animaux : des nichoirs, mais aussi des pots de fleurs renversés et garnis de paille pour les perce-oreilles, des fagots de sureau et des bûches creusées pour les abeilles solitaires
Les carrés de potager sont des lieux d’observation attentive. « Je voulais voir comment c’est une carotte », commente Anne
À l’inverse de cette vision du monde très anthropocentrée, une minorité de personnes mieux représentée dans le périurbain rennais revendique une approche « écocentrée » [Larrère, 1997]. Elle est composée d’enseignants, de chercheurs et d’une infirmière, presque tous membres d’une association de protection de la nature. Ces jardiniers-là portent une attention aiguë à la terre : Martine (50 ans, infirmière) ramasse chaque automne des sacs entiers de feuilles de chêne qu’elle dépose sur les plates-bandes : « J’en avais fait une bonne couche à l’automne, les lombrics l’ont pris. Comme ça la terre s’ameublit et se fertilise. » Tout est recyclé sur place : feuilles, tontes et branchages. Les plantes indigènes – sureau noir, cornouiller sanguin, charme, érable champêtre, au feuillage caduc et à la floraison discrète – côtoient ici les essences horticoles. On les dit meilleures pour la biodiversité. Elles sont prélevées directement dans la nature, en forêt, sur les talus ou dans les friches. « Ce n’est pas la peine d’acheter dans les magasins, la nature me donne ce qu’elle veut », défend Martine. Les jardineries sont peu fréquentées : on bouture, on sème, on échange dans les bourses aux plantes. Ces amoureux du vivant n’ont guère hérité de savoir-faire familiaux, mais ils ont le goût de l’expérimentation. Les carrés de potager sont des lieux d’observation attentive. « Je voulais voir comment c’est une carotte », commente Anne (38 ans, enseignante) devant ses légumes montés en graine. Le jardin est un lieu de découverte et un refuge pour la diversité. « Notre haie commence seulement à dépasser les un, deux mètres de haut. Elle commence malgré tout à être colonisée par la faune locale », commente Annie (60 ans, maître de conférences). Le jardin fourmille d’objets fabriqués pour abriter les petits animaux : des nichoirs, mais aussi des pots de fleurs renversés et garnis de paille pour les perce-oreilles, des fagots de sureau et des bûches creusées pour les abeilles solitaires… « Il faut laisser la nature venir, et à son rythme. »
Se protéger du regard des voisins
La quête de tranquillité s’exprime chez tous, quels que soient l’âge et le métier exercé. S’isoler, être tranquille, ne pas être vu, être chez soi…tel est le leitmotiv
Ces trois types d’habitants (les maniaques du désherbage, les anti-jardiniers et les « écocentrés ») sont présents sur les deux terrains que j’ai explorés, à Rennes et à Bussy-Saint-Georges. Les politiques paysagères fort contrastées sur ces deux territoires produisent donc finalement peu de différences sur les pratiques de jardinage et la relation à la nature. Les comportements identifiés ne coïncident pas non plus avec le contour des strates sociales et les différences observées sont purement individuelles. Cette diversité tout en nuances tend par ailleurs à être masquée par un besoin d’isolement parmi ces classes moyennes et supérieures.
"La haie, elle pourrait être faite autrement, s’il n’y avait pas ces problèmes de voisins, ces problèmes de vision, d’être les uns chez les autres". Lors des entretiens, il n’est pas rare d’entendre baisser la voix à l’évocation du voisin.
La quête de tranquillité s’exprime chez tous, quels que soient l’âge et le métier exercé. S’isoler, être tranquille, ne pas être vu, être chez soi…tel est le leitmotiv.
Annie (42 ans, mère au foyer) installée sur une parcelle de 450 m2, s’exprime ainsi : « J’ai souffert quand je suis arrivée ici. […] Je trouvais que les maisons se touchaient trop. […] Alors qu’elles aient poussé, les haies, c’est pas si mal, au moins on est planqués. » Les habitants se protègent des passants et surtout des voisins. Pour Marianne (54 ans, DRH), « la fonction principale de la haie, c’est quand même d’être protégé du regard des voisins. […] La haie, elle pourrait être faite autrement, s’il n’y avait pas ces problèmes de voisins, ces problèmes de vision, d’être les uns chez les autres ». Lors des entretiens, il n’est pas rare d’entendre baisser la voix à l’évocation du voisin. Les parcelles sans mitoyenneté sont convoitées. Laurence a choisi l’un de ces rares lots, entre un square et un champ de maïs : « On n’avait pas trop envie d’être entourés, d’être accolés. Donc là, c’était parfait, […] comme on n’a pas de maisons autour, on est tranquilles. »
Ce désir guide la conduite des haies et le choix des essences. La banquette des années 1960 « taillée à hauteur d’homme » [Haumont, 2001 : 24] cède aujourd’hui la place à des palissades vivantes de deux à trois mètres de haut. Il a fallu s’équiper d’outils télescopiques ou d’échafaudages. Lors de la création de la clôture, le choix s’est porté sur des arbres déjà bien développés et on a planté en quantité : « Pour être vraiment à peu près chez soi, il faut au moins deux ou trois rangées de buissons. Là on commence à se sentir un peu plus chez soi. » On a préféré les feuillages persistants : photinia, eleagnus, laurier cerise, thuya. En 1985, l’enquête sur « Le Français et son jardin » [CNIH, 1987] soulignait déjà cette tendance. La haie doit ressembler à un mur végétal.
En réponse au désir d’isolement, les spécialistes du marketing ont créé le concept de « brise-vue » qui désigne, dans le jargon commercial, les toiles synthétiques vertes apposées aux grillages, déclinées en maille polyéthylène, canisses en plastique, brandes de bruyère, panneaux de bois… Janine Christiany et Françoise Dubost [ibid. : 29-30] ont noté l’apparition de ces toiles dans les années 1980 le long des venelles de la cité jardin de Gennevilliers. Elles reliaient ce changement à la présence accrue du chien comme « gardien du seuil ». Les renforcements de clôture que j’ai moi-même observés n’ont aujourd’hui rien à voir avec la protection des passants ou les intrusions. Ils traduisent un puissant besoin d’intimité qui était probablement déjà en germe à Gennevilliers et qui s’affirme dans les manières d’habiter chez les classes moyennes étudiées par Éric Charmes [op. cit.], qui relie, on l’a vu, le développement récent des gated communities à la montée de l’individualisme.
Mais l’obsession de l’isolement n’implique pas nécessairement un strict entre-soi. Les échanges sont certes limités au regard de ceux qui caractérisent les jardins paysans [Bergues, 2003 : 56], mais les habitants se passent tout de même des outils (taille-haie électrique dans les quartiers aux parcelles exiguës, privées de cabanon), offrent des conseils (sur la taille, le choix des essences), des « coups de main » (arrosage, taille) et aussi parfois des plantes. Il n’est pas rare de repérer une variété peu courante en jardinerie, ou un motif végétal singulier répété de proche en proche, une sorte de micro-modèle à l’échelle du voisinage. C’est le signe de la circulation d’objets et de savoir-faire. Par ailleurs, si la taille de la haie n’est jamais une affaire collective, chacun garde un œil attentif sur la clôture d’à côté, de manière à synchroniser les grandes périodes de tonte. Car chacun évalue sa haie au regard de celle des voisins.
Vilipender l’individualisme grandissant est dans l’air du temps, et c’est l’une des critiques faites au mode de vie en lotissement [Chalas, 2007]. Mais s’isoler n’est pas se replier. À l’abri des hautes haies, on est libre de son apparence, tenue et coiffure décontractées. On peut prendre un repas sur la terrasse sans risquer d’être dérangé par le « Bon appétit ! » lancé par les passants, on peut bronzer sur le gazon, ou encore cultiver un carré de légumes quand le règlement l’interdit. Être tranquille, c’est s’extraire des codes sociaux imposés par le voisinage et les règlements. La haie occlusive est garante de cette liberté.
Notes
- La Chapelle-des-Fougeretz près de Rennes a gagné en 1997 le premier prix pour avoir acquis un chemin creux paré de deux cent soixante vieux chênes.
- C’est le terrain de ma thèse, soutenue en 2008.
- Les Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement furent institués en 1977 par la loi sur l’architecture.
- Les Plans locaux d’urbanisme ont succédé aux Plans d’occupation des sols suite à la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (2000).
- « Les clôtures », Bulletin d’information du CAUE des Yvelines, no 9, 2004.
- Le troène apparaît dès l’entre-deux guerres dans les cités-jardins [Christiany et Dubost, 1987].
- Citation extraite de la vidéo Les haies : côté rues, côté jardins (1991), une coproduction Rennes District, ministère de l’Environnement.
- Nom donné au thuya.
- « Des haies et des fleurs pour asseoir l’identité d’une commune-nature », titrait le quotidien Ouest-France le 21 novembre 1991.
- Le nombre de variétés d’arbres et d’arbustes ornementaux a été multiplié par huit depuis la fin du XVIIIe siècle.
- L’enquête évalue le nombre de plantes de haies à 160 millions de conifères (thuya, cyprès, if…), 159 millions de persistants (laurier, troène, pyracantha…) et 22 millions d’arbustes à feuilles caduques [CNIH, op. cit. : 13].
- Lien horticole, 14 janvier 1993 : 5.
- Créé en 1964, le Lien horticole est un outil de liaison hebdomadaire au sein de la filière « horticulture, pépinière et paysage ». La citation est extraite du journal du 19 juillet 2007.
- Les jardiniers écocentrés sont toutefois un peu plus nombreux à Rennes.
- Les spirées, althéa, forsythia, tamaris, sans feuilles l’hiver, ne représentaient que 6 % des arbustes plantés dans les haies.
- Terme d’usage récent en France, forgé sur le mot « brise-vent » plus ancien (1690). L’expression est utilisée par les enseignes de bricolage.
Références bibliographiques
ANTOINE Annie, 2000, Le paysage de l’historien : archéologie des bocages de l’Ouest de la France à l’époque moderne, Rennes, PUR.
BERGUES Martine, 2003, La relation jardinière, du modèle paysan au modèle paysager. Une ethnologie du fleurissement, thèse en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS.
BUTET Alain et al., 2007, "Bocages et biodiversité. Évolution des assemblages d’espèces sous l’effet de l’intensification de l’agriculture", in Annie Antoine et Dominique Marguerie (dir.), Bocages et sociétés, Rennes, PUR : 231-238.
CHALAS Yves, 2007, « L’individualisme habitant : la vie en deçà et au-delà du quartier. L’exemple de l’Isle-d’Abeau », Annales de la recherche urbaine, 102, « Individualisme et production de l’urbain » : 40-49.
CHARMES Éric, 2005, La vie périurbaine face à la menace des gated communities, Paris, L’Harmattan.
CNIH, 1987, « Les haies de demain », Les études du CNIH, 13 : 1-76.
CHRISTIANY Janine et Françoise DUBOST, 1987, La clôture et le seuil : la délimitation du territoire en banlieue, Paris, MRU et MELATT.
Pauline Frileux
École nationale supérieure du paysage
10, rue du Maréchal-Joffre
78000 Versailles
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